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De Mots En Maux
13 janvier 2007

A Mon Grand-père

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Le jour où je serai vieux, je saurai l'attendre avec patience.

Puis, lorsque le moment sera venu, je l'accueillerai les bras ouverts, comme si je n'espérais que lui. Porté par ses petites jambes, il se jettera dans mes bras grands ouverts en criant "papi !". Alors, moi, vieil homme, courbé par les ans et raidi par le temps, je l'écouterai me dire et me raconter sa vie.

Puis, nos retrouvailles passées, je prendrai sa petite menotte dans ma grosse main de vieux, cassée d'avoir tant vécu, rompue et d'un cuir trop rugueux pour la tendresse de sa jeune soie. D'un pas tranquille, main dans la main, nous nous éloignerions du perron sur lequel les autres s'activeraient à la préparation du repas, passerions par l'étroit chemin qui enjambe le petit potager coloré, et nous dirigerions comme à l'habitude vers une sorte de cache aux trésors bien dissimulée.

Son pas se faisant plus pressant, et les yeux remplis de gourmandise, moi, le vieux, me ferai plus lent, lui laissant l'honneur d'aller se planter devant la grosse porte au loquet grinçant. Réunissant ses petites forces, se grandissant en se mettant sur la pointe des pieds comme pour impressionner ce seuil baigné de la fraîcheur et embaumé par les odeurs d'un vieux garage, il tenterait de débloquer la lourde serrure. Ma main viendrait se poser sur la sienne, et comme si j'arrivais trop tard, je lui laisserai la satisfaction d'avoir réussi son oeuvre « avant que papi ne soit là. »

Alors, le monde recommencerait.

Réunissant tout mon courage de p'tit bonhomme, je laisserai mon grand-père faire le tour du poulailler, et timidement, d'un pas hésitant je m'aventurerai vers l'antre tant convoité depuis le petit matin, cet endroit qui se révélait à moi comme un appel irrésistible à chaque visite. Craintivement, en oubliant même mon rassurant papi, je me collerai le cœur palpitant le long du mur de la cabane qui me faisait si peur. En appui sur une jambe, je me pencherai discrètement pour ne pas éveiller je ne sais quel monstre qui aurait pu dès lors se jeter sur moi avec férocité et sauvagerie. Rassuré par le regard furtif et lointain du grand-père que je faisais mine de ne pas avoir vu pour ne pas lui faire de peine, je pouvais m'engager avec audace dans la cahute et voler sans scrupules les gros œufs dorés. Triomphant, mon encombrant trophée pouvait être présenté à mon chef de guerre, et de son œil complice et satisfait, nous pouvions abandonner la volaille à son triste sort.

La douce odeur âcre et braisée du sarment qui brûle, le crépitement du morceau de viande posé sur la grille, l'éternel rituel annonciateur d'un grand repas.

Assis à sa gauche, du haut de sa stature imposante, il plongerait la main au fond d'une de ses profondes poches de pantalon, maltraité et élimé, pareil à son visage creusé par les tranchées de guerre, violentes et arides, où l'humidité n'avait plus coulée depuis surement bien longtemps. Et c'est d'un geste presque solennel mais authentique qu'il déplierait la fine lame de son couteau. Mes yeux plongés dans son regard céruléen, j'entendrai le craquement de l'épaisse croûte du pain se briser et le tintement des premières cuillères plongées dans les assiettes de soupe. Viendrait ensuite le moment de faire chabrot. Il verserait son verre de vin dans les dernières gouttes de soupe, rincerait son assiette en savourant ce qui avait don de vous rendre un homme fort, et avalerait le tout avec contentement. Je n'étais pas encore homme moi, et ma satisfaction était de savoir mon verre rempli de vin coupé à l'eau, finir mon assiette et me poser les mains sur le ventre, regarder la table se vider de la frénétique agitation qui venait de la faire vivre. Pour faire, presque, comme lui.

Quand je serai vieux, je remettrai ma casquette et sans mot dire je le prendrai par la main. J'irai lui dévoiler d'autres secrets. De ceux qu'on ne peut voir que lorsqu'on en prend le temps. Nous remonterions le petit sentier de la butte, longerions les vignes silencieusement pour finir par nous asseoir là où le cœur nous en dirait. Ses petits bras viendraient enlacer mon cou et nos regards se perdraient dans un lointain animé de quelques hirondelles virevoltantes. Il serait alors temps d'entendre les questions de petit garçon auxquelles l'expérience de toute une vie ne suffit pas à contenter, lui dire que les hommes peuvent être bons et méchants, agités qu'ils sont parfois par d'étranges sentiments, que l'impérial tilleul qui trône au milieu de la cour a peut-être cent ans, et que ce vieil arbre est comme un vieil homme. Alors il me demanderait pourquoi le ciel rougit, pourquoi suis-je si vieux et si lui aussi aura un jour cent ans. De ma sagesse d'ancien, je lui demanderai de m'aider à me relever, et de se souvenir que l'amour ne se dit pas toujours…

Je lui donnerai un baiser à mon papi.

Pour finir, nous irions sous un ciel s'éteignant rejoindre les autres. Une dernière halte auprès d'un rang de vigne pour faire un pipi d'homme, et se dire sans se le dire que tout retourne un jour ou l'autre à la terre.

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Le jour où je serai vieux, je saurai l'attendre avec patience. Puis, lorsque le moment sera venu, je l'accueillerai les bras ouverts, comme si je n'espérais que lui. Porté par ses immenses ailes, je me jetterai dans ses bras grands ouverts en soufflant mon dernier cri.

Alors, moi, vieil homme, courbé par les ans et raidi par le temps, je partirai.

Le cœur tranquille.

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Commentaires
A
Merci pour ce jolie récit. Touchée, émue et en larmes.Que dire de plus. Si encore merci d'avoir écrit un si beau texte, me permettant ainsi de me remémorer les merveilleux moments passés avec mon grand-père.
De Mots En Maux
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